La librairie du XVIIIe siècle : la censure

La librairie du XVIIIe siècle : la censure

Dans l'espoir de porter quelque lumière sur un commerce qui est aujourd’hui bien différent de ce qu'il était autrefois, voici un modeste article se proposant de peindre à grands traits certains aspect de la librairie au milieu du XVIIIe siècle : la censure, les "approbations", les permissions... et les scandales qui vont avec !

La censure préalable au XVIIIe siècle

"Aucuns libraires, ou autres, ne pourront faire imprimer ou réimprimer, dans toute l'étendue du royaume, aucuns livres, sans en avoir préalablement obtenu la permission par lettres scellées du grand sceau, lesquelles ne pourront être demandées ni expédiées qu'après qu'il aura été remis à M. Le Chancelier ou Garde des Sceaux de France, une copie manuscrite ou imprimée du livre pour l'impression duquel les dites lettres seront demandées" 

(Article CI du règlement de 1723, publié par Claude Saugrain, Code de la Librairie et imprimerie à Paris, Paris, Quillau, 1744)

 

Voici, en quelques mots, les principes fondamentaux sur lesquels repose la librairie sous l'Ancien Régime.

En France, depuis François Ier, rien ne peut être légalement imprimé sans en avoir obtenu la permission auprès du pouvoir royal. Au milieu du XVIIIe, l’Église a depuis depuis longtemps été dépouillée de son monopole de surveillance des livres (elle ne dispose désormais plus que d'un droit de réprobation, qu'elle exerce après l'impression des livres). Sous Louis XIV, le Parlement voit également ses prérogatives en la matière s'amenuiser, ne conservant globalement qu'un rôle de répression. C'est dans ce cadre général que voit le jour l'organe principal de la surveillance (mais pas que) du livre en France : le Bureau de la Librairie.

Le Bureau de la Librairie

Né de la délégation d'une partie des pouvoirs du roi au chancelier, puis du chancelier au directeur de la librairie, le bureau de la Librairie a un rôle relativement restreint, jusqu'à la nomination de deux personnages hors du commun, qui lui donnèrent toute son importance. Lamoignon de Blancmesnil, nommé à la charge de chancelier le 9 décembre 1750. Puis son fils Chrétien-Guillaume de Lamoignon de Malesherbes, nommé au poste de directeur de la Librairie (et donc du Bureau de la Librairie) en décembre 1750.

Le Bureau de la Librairie a pour tâche principale de s'occuper de tout ce qui concerne la censure. Pour l'aider, le directeur de la Librairie est assisté de censeurs et d'inspecteurs de la Librairie (l'un des plus fameux fut Joseph d'Hémery). Le directeur peut agir sur tout le royaume et ordonner des opérations de police même à l'étranger. Il reçoit les plaintes des auteurs contre les libraires, contre les contrefaçon, les plagiats, les entorses aux règlements, les atteintes aux monopoles des libraires (privilèges) et vérifiait les comptes de la chambre syndicale. Il est ainsi le garant du respect des règlements. Mais aussi l'arbitre de la diffusion des idées, dans un Paris alors en ébullition, où Diderot et d'Alembert impriment leur Encyclopédie, ou d'Helvétius publie son De L'Esprit ouvertement matérialiste, où les philosophes n'ont de cesse d'injecter dans la société des idées nouvelles.

Les censeurs

C'est donc aux services du Bureau de la Librairie que revient le rôle de décider quels imprimés sont susceptibles de recevoir une approbation préalable.

La création des censeurs royaux s'est faite en plusieurs étapes à partir de 1624, jusqu'à entrer officiellement dans les attributions du chancelier, qui obtient le pouvoir de nommer lui-même les censeurs. Certains furent particulièrement célèbres : Crébillon père et fils, Suard, d'Argenson, ou encore Lacretelle.

Les censeurs ne sont pas directement rémunérés pour leur qualité de censeur. Mais à une époque où les carrières sont largement conditionnées aux réseaux de sociabilité, cette charge leur permet néanmoins de parvenir aux antichambres des grands seigneurs et ouvre les portes des académies.

Après 20 ans de service, un censeur obtient une pension de 400 livres (voir Jean-Paul Belin, Le Commerce des livres prohibés à Paris de 1750 à 1789, Paris, Belin frères, 1913).

Les censeurs sont nommés par le chancelier (ou le garde des sceaux), et sont répartis en différentes spécialités permettant de déterminer le type de manuscrit qu'ils ont à examiner : théologie, jurisprudence, histoire naturelle, médecine... On trouve ainsi des docteurs de Sorbonne censeurs en théologie, ou des avocats censeurs en jurisprudence.

Chaque année, la liste des censeurs est révisée. Leur nombre n'a de cesse d'augmenter tout au long du XVIIIe siècle, parallèlement à la multiplication des écrits à examiner :

  • De 1727 à 1734 : 41 censeurs
  • 1745 : 73 censeurs
  • 1751 : 82 censeurs
  • 1760 : 119 censeurs
  • 1763 : 127 censeurs
  • 1789 : 178 censeurs

En 1760, les spécialités sont réparties entre les différents censeurs ainsi :

  • Théologie : 13 censeurs
  • Jurisprudence : 13
  • Chimie, médecine, histoire naturelle : 18 censeurs
  • Chirurgie : 3 censeurs
  • Mathématiques : 11 censeurs
  • Belles-lettres : 59 censeurs
  • Géographie et voyages : 1 censeurs
  • Estampes : 1 censeurs

Censeurs au travail

Les censeurs reçoivent avec l'exemplaire qu'ils ont à examiner un mandat de censure imprimé, signé par le directeur de la Librairie. Après avoir lu le texte, le censeur rédige un rapport approuvant ou refusant la publication. Il peut également demander que des corrections ou des retranchements soient effectués.

Le rapport d'approbation du censeur est accompagné d'un avis mentionnant le type de diffusion dont l'ouvrage est susceptible : permission scellée, permission tacite ou simple diffusion confidentielle. Le privilège, posant des problèmes purement commerciaux, ne relève pas de la compétence du censeur.

L'avis du censeur demeure cependant indicatif. En dernier ressort, seul le Directeur de la Librairie est habilité à délivrer l'approbation officielle. Le censeur doit alors parapher chaque page du manuscrit avant de le retourner à l'éditeur, de façon à éviter que le texte remis ne diffère du texte examiné.

La procédure est identique pour les ouvrages que les imprimeurs étrangers souhaitent faire vendre en France : un exemplaire est envoyé au bureau de la Librairie, qui le confie ensuite à un censeur.

Si les auteurs peuvent parfois indiquer à quel censeur ils souhaitent voir confier leur manuscrit, c'est en général de directeur de la Librairie qui choisit le censeur, en fonction de ses compétences. En cas de refus d'approbation de la part du censeur, ce dernier adresse une lettre au Directeur de la Librairie, dans laquelle il lui expose les raisons de son jugement.

L'approbation scellée est en théorie imprimée dans le livre autorisé (aujourd'hui comme hier, tout document légal doit porter la signature de l'autorité dont il émane). Mais il advient parfois que, pour des raisons de convenance, de frilosité (ou simplement par crainte de représailles), le censeur n'ose publiquement donner son aval à l'impression d'un ouvrage. Il peut alors faire appel à une forme particulière d'autorisation : la permission « tacite. »

"[…] un censeur craindra toujours, avec raison, de se faire des ennemis, et dès lors, quelque assuré qu'il soit de l'indulgence de celui dont il tient sa fonction, il refusera toujours de donner publiquement son approbation pour les mêmes livres pour lesquels il la donnerait tacitement ; et si on l'oblige de mettre son nom au livre, il fera mille difficultés, dont l'effet sera de dégoûter les auteurs, ou plutôt de les porter à recourir aux voies furtives, et à se passer de permission expresse."

(Malesherbes, Mémoire que la librairie. Mémoire sur la liberté de la presse, Paris, Imprimerie Nationale, 1994)

Crées par l'Abbé Bignon au début du XVIIIe (qui jettera également les bases de ce qui deviendra plus tard le Bureau de la Librairie), les permissions tacites, d'abord véritablement orales, puis consignées sur un registre à partir de 1718 (voir Françoise Weil, L'Interdiction du roman et la Librairie. 1728-1750, Paris, Aux Amateurs du livre, 1986), seront largement employée sous Malesherbes, autant pour protéger ses censeurs, que pour favoriser le dynamisme du marché du livre. Et, ainsi qu'il le déclare dans ses mémoires : afin de ne pas totalement entraver l'expression d'idées qui finiraient par trouver des voies obliques et clandestines pour s'exprimer en dépit des interdictions.

Les imprimés qui échappent à la censure

Il existe de nombreuses exceptions sur lesquelles cette procédure de s'applique pas :

-Les textes très courts : livres ou feuilles volantes qui n’excèdent pas la valeur de 2 feuilles en caractères de cicéro peuvent, à partir de 1701, être imprimés avec une permission accordée par le lieutenant de Police, après approbation délivrée par des personnes capables choisies par lui.

-Les publications effectuées à l'Imprimerie Royale sont dispensées de l'examen préalable des censeurs. Le monarque y fait imprimer toutes les pièces officielles qui doivent être diffusées (arrêts, ordonnances...), l'utilise pour y éditer des ouvrages de propagande et accorde parfois à un auteur la faveur exceptionnelle d'y faire imprimer son œuvre (comme les Premiers Traités élémentaires de mathématiques de Pierre Lemonnier, ou les Œuvres dramatiques de Philippe Néricault Destouches).

-Selon l'article 20 de l'édit de 1686 et l'arrêt du Parlement du 11 out 1708, les factums, mémoires, requêtes, placets, billets d'enterrement, pardons, indulgences et monitoires n'ont pas à passer entre les mains des censeurs.

Les textes, qui ont pour objet de soutenir une accusation ou une défense dans un procès, doivent, d'après Malesherbes, rester dispensés de toute censure "parce qu'on a reconnu que la liberté nécessaire pour la défense des citoyens ne subsisterait plus, si l'on voulait inspecteur ces mémoires comme les autres ouvrages qu'on imprime" (Malesherbes, Mémoire que la librairie. Mémoire sur la liberté de la presse, Paris, Imprimerie Nationale, 1994). Ils sont néanmoins contrôlés par les avocats de la partie adverse et par les magistrats afin d'éviter toutes plaidoirie tendant à la diffamation. Indulgences et monitoires émanent d'une autorité ecclésiastique, dont le nom figure en bas de l'imprimé.

-Les actes émanant des cours supérieures ou des conseils souverains, placés sous le contrôle de leurs procureurs généraux.

-Les évêques gardent les privilèges d'impression généraux pour les livres d’Église.

Les faiblesses du système

En dépit des moyens dont dispose le Bureau de la Librairie, la censure préalable au XVIIIe montre ses imperfections dans deux affaire particulièrement retentissantes : la mise en vente du De l'Esprit d'Helvétius, et celle du septième tome de l'Encyclopédie. Deux livres qui, en dépit d'avoir été autorisés par les censeurs, firent grand scandale.

Mais ceci est une autre histoire (que nous raconterons un jour !)

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